Dissocier les pouvoirs médiatiques, politiques et financiers

En 2011, Serge Halimi, Gilles Balbastre, Yannick Kergoat et leurs collaborateurs nous ont livré une alerte vibrante et un solide plaidoyer contre la collusion entre les pouvoirs médiatiques, politiques et financiers, à travers le film documentaire "les nouveaux chiens de garde" - bâti sur le livre du même nom sorti en 1997. J'aimerais inviter ceux qui ne l'auraient pas vu à le faire... et raviver la mémoire des autres sur ces caractéristiques structurantes et hautement problématiques de notre système actuel.

Rappel des messages clés, énoncés ou suggérés (et un peu réorganisés par votre serviteur...)

Peyrefitte
  • "L'information repose aujourd'hui sur trois piliers : indépendance, objectivité et pluralisme. Et ces trois valeurs devraient être les garants du rôle démocratique que jouent les médias dans notre société"
  • Or, aujourd'hui, la politique, les grandes entreprises, la finance et les médias forment "une même famille". Dans cette famille, chacun n'est pas l'égal de l'autre, et les pouvoirs médiatiques et politiques sont sous la dépendance de facto du "pouvoir du capital", lié aux activités industrielles et financières, qui pourtant "vivent des marchés publics"
  • De plus, les journalistes "vedettes de la profession" ont une influence majeure sur l'opinion publique, et donc une grande responsabilité dans la garantie du rôle démocratique des médias, en ce sens qu'ils sont omniprésents voire incontournables dans la vie des français et "mettent en forme l'information et formatent les débats politiques"
  • Ainsi, aujourd'hui, les "journalistes, éditorialistes, hommes de média" défendent le système capitaliste libéral dominant, l'élite politique et le pouvoir économique en place, du fait d'une grande "proximité sociale" et "idéologique", de modes de vie et de valeurs partagés, ainsi que de forts intérêts croisés
  • Les "experts" et "meilleurs spécialistes" soi-disant "garants de l'objectivité et de la dépolitisation de l'information" sont choisis dans un "cénacle très restreint", à l'intérieur du système. Ils sont présentés comme des chercheurs et universitaires neutres, alors qu'ils sont pleinement engagés dans des réseaux d'intérêts particuliers, des milieux d'affaires et dans une idéologie "dominante" qui n'est jamais remise en cause.
  • Il est pourtant impossible d'être "intellectuellement indépendant" alors qu'une personnalité des médias, journaliste ou expert, est "totalement inséré dans des milieux et réseaux d'affaires". Immanquablement, "leur fonction est, très concrètement, de promouvoir, y compris dans les grands médias dont ils sont pratiquement exclusivement les invités, la pensée unique économique qui est celle du capitalisme dominant
  • De plus, l'objectif de "service public" des grands médias s'est transformé en un objectif financier classique de "faire des profits" au même titre que toute autre activité économique. Cette transformation induit la poursuite d'une "politique de réduction des coûts" qui se traduit par "l'appauvrissement - constaté - de l'information".
  • système médiasDe la même manière, la multiplicité des medias ne garantit plus le pluralisme de l'information car "le régime de la concurrence ramène l'information à une marchandise qu'il faut vendre" - cf. le recours aux "vedettes de l'information" pour un packaging gagnant mais uniformisé
  • Dans ce contexte, on ne trouve plus dans les grands médias, pourtant incontournables, de débats techniques, de critiques et encore moins de remise en cause de la "pensée unique économique" notamment caractérisée par :
    • "La mondialisation telle qu'elle est, c'est à dire par le dérèglement de tous les marchés"
    • "La construction européenne telle qu'elle est" - cf. mondialisation
    • "La réduction de la taille de l'Etat et le démantèlement silencieux de l'Etat social"
    • Le rapport consubstantiel entre libéralisme, de préférence sans entrave, et "démocratie"
    • Le sacrifice de la valeur "égalité" au prix d'une pauvreté grandissante
  • Le "corps social" résiste à ces doctrines dans lesquelles il a "tout à perdre", portées par des experts "inoxydables" qui se trompent de manière évidente, outrancière et répétée, y compris sur des situations extrêmement graves, sans jamais se remettre en cause n'y être écarté par le système
  • Dès lors, les élites économiques et médiatiques s'érigent en éducateur, et usent de "pédagogie pour expliquer la complexité des choix" comme d'une arme de propagande massive et particulièrement efficace pour contrôler l'opinion publique
  • Tellement efficace que les voix alternatives, qui démontrent pourtant la justesse de leurs analyses années après années, dans la durée, n'ont aucune voix au chapitre face au rouleau compresseur de la pensée unique servie par la propagande médiatisée. Les "impertinents, contradicteurs et non consensuels" sont "soit passés aux oubliettes, soit récupérés"

Aparté: réflexion sur l'illustration du thème de l'insécurité

violence banlieueJacques Chirac s'est fait élire en 2002 sur le thème de la "fracture sociale". En théorie, on pourrait imaginer un large éventail d'approches pour s'attaquer au problème. Or, avec Nicolas Sarkozy au Ministère de l'Intérieur servi par une médiatisation massive et orientée, comme soulignée dans le documentaire, le thème de la fracture sociale a été dépecé, simplifié et récupéré, et associé de manière outrancière à l'insécurité, à la violence, à l'identité et à l'immigration. Exit les problématiques d'égalité, d'opportunités économiques, de mixité et de mobilité sociale, de redistribution, de proximité et de dialogue ; voilà désormais le règne des faits divers, de la matraque, des barbelés, de l'exclusion et de l'éloge rampante et insidieuse de la xénophobie, pour gagner des voix en politique pendant que les médias "bien-pensant" gagnent des parts de marché chez les annonceurs. Dans la durée, voilà comment on amortit politiquement les vagues de délocalisations et de licenciements à répétition tout en continuant à sécuriser les riches et le système qui les enrichit toujours plus... mais au prix d'une montée en puissance du Front National, impact collatéral oblige. Double peine.

Propositions

La tendance à la concentration des pouvoirs est assez "naturelle". Tout détenteur d'un pouvoir souhaitera le consolider et l'étendre. Ainsi, les puissances financières cherchent à étendre leur influence auprès de la sphère politique qui détermine les structures légales, fiscales, économiques, commerciales et autres dans lesquelles le jeu financier s'opère. De leur côté, les puissances politiques cherchent à influencer les médias en tant qu'instrument central de communication et de contrôle de l'opinion publique dont elles dépendent. Les médias eux-mêmes dépendent des capitaux financiers pour s'imposer, se maintenir ou étendre leur audience parmi la concurrence. Tout ce petit monde tend naturellement à s'intégrer. Le documentaire suggère qu'in fine, c'est la puissance de l'argent qui orchestre l'intégration. Dans un système "dérégulé", cette intégration aboutit inéluctablement au monopole plutôt qu'à la diversification des offres, en dépit de ce que les chantres du néolibéralisme voudraient nous faire croire. Là encore, il appartient à la puissance publique de réguler le système pour en assurer le bon fonctionnement et le respect des principes fondamentaux, et en premier lieu la liberté et la pluralité des médias.

médias diversitéPour ma part, la réponse à apporter est à la fois de type défensive et offensive. Défensive car certains garde-fou doivent être érigés pour garantir dans les faits la liberté et la pluralité des médias. De la même manière qu'il est nécessaire de dissocier les banques de détail des banques d'investissement, ou que des règlementations anti-trust tentent d'empêcher la constitution de monopoles dans certains secteurs économiques, il faut instaurer des règles strictes qui garantissent la liberté des médias, et ainsi empêcher les conglomérats économiques qui associent sous la même propriété et sous une même ligne de décision des intérêts médiatiques et des intérêts de secteurs économiques différents. Il en est de même pour les relations entre intérêts médiatiques et intérêts politiques. Cela ne serait pas sans conséquence, car l'assise capitalistique de nombreuses entreprises médiatiques serait fortement ébranlée par l'obligation d'indépendance. Il faudrait ainsi repenser le rôle de l'état et des financements publiques pour garantir l'exigence de service public à laquelle certains médias doivent souscrire - je dissocierai ici les médias dont la mission s'inscrit dans le domaine de la vie publique collective (information, débats, analyses, investigations sur des thèmes socioéconomiques, politiques ou culturels...) de la presse spécialisée dans des domaines de la sphère privée (voyages, immobilier...).

Mais la réponse doit aussi être offensive dans le sens où, comme le film le souligne, on ne peut empêcher des anciens élèves d'une même école de se parler, les réseaux de rapprocher les personnes dont les intérêts convergent, ou encore une journaliste de tomber amoureuse d'un homme politique... Les rapports de force et d'influence sont naturels et seront toujours à l'œuvre entre ces domaines. La règlementation ne peut suffire. Comme j'y reviendrai régulièrement dans mes réflexions, la solution passe par la conscientisation des individus, l'accès à l'information, la capacité réelle de choisir et d'exercer ces choix dans un paysage d'offre diversifiée. Pour cela, il appartient aux pouvoirs publics d'encourager, de manière proactive, la diversité de l'offre médiatique, de libérer l'entrepreneuriat, la création et le développement de médias alternatifs le temps d'établir leur audience et leur marché, l'accès à la production et la diffusion de contenu médiatique via les différents canaux disponibles etc. Il est nécessaire de rendre transparentes les informations qui indiquent la neutralité, la liberté et les éventuelles relations d'influence entre les médias et des intérêts non médiatiques, par exemple les grands annonceurs qui financent chaque chaîne de télévision et de radio à travers les régies publicitaires ou le sponsoring d'évènements, les liens économiques et politiques entre les dirigeants des médias et d'autres décideurs etc. Il faut aussi une campagne de dialogue et de sensibilisation active des citoyens, facilitée par une société civile dynamique, sur l'importance de veiller collectivement à "l'indépendance, l'objectivité et la pluralité" des médias.

Il est temps de se réveiller, d'accepter l'idée que l'on vit dans un régime fondamentalement oligarchique, soumis aux intérêts économiques et financiers, qui contrôlent les médias, les acteurs et les orientations politiques, et de reprendre le chemin du front pour une démocratie et une république effective, où le peuple exerce réellement le pouvoir, conscient et éclairé, dans la défense des intérêts et du bien-être collectifs.

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