Pensées du Kilimandjaro

Début avril, pendant que l'horreur d'Al Shabaab ensanglantait à nouveau Nairobi, j'avais la chance de prendre un peu de hauteur en tentant l'ascension du Kilimandjaro. Rien de tel que sept jours d'isolement en pleine montagne pour explorer quelques observations et intuitions...

Une observation tout d'abord. Comme tous ceux qui aiment crapahuter dans les montagnes, j'ai été particulièrement inspiré par le passage d'un écosystème à l'autre au fil de l'ascension. Des forêts pluviales et de nuages à l'étage montagnard jusqu'au sommet désertique au delà de 5.000 mètres où seuls quelques lichens subsistent, en passant par les étages de maquis et de végétation afro-alpine, partout on peut observer la nature et la vie luttant pour se faire une place entre la roche et la glace. Mais qu'est-ce qui pousse ainsi les lichens et moi-même à chercher toujours les moyens d'aller plus haut ?

Quelques mois plus tôt, aux Galapagos, j'étais dans le temple du darwinisme et de l'évolution des espèces. Le Kilimandjaro m'a ainsi ramené à Nietzsche et à une objection que le philosophe allemand soulevait à l'époque à la théorie de son contemporain britannique. Contrairement à l'idée que les mécanismes de survie constituaient la principale sinon l'unique force dynamique à la base de l'évolution des espèces, Nietzsche opposait la volonté de puissance, l'expression positive et créative comme fondement de la vie et de l'évolution. Je me suis amusé à des observations bien basiques. Par exemple si l'aire de répartition d'une espèce comme les séneçons géants et les lobelias est comprise entre 4.000 et 5.000 mètres d'altitude, il n'y a pas de ligne stricte et inamovible. A la périphérie incertaine de ces aires de répartition, on trouve des individus qui s'imposent et s'épanouissent. Une graine plus adaptée arrivera ainsi à germer et se développer à une altitude nouvelle. On conçoit que les vents ont ainsi amené de nombreuses graines et qu'un petit nombre d'entre elles a réussi à se frayer un chemin de vie dans un espace a priori impossible. Intuitivement, j'y vois le témoignage de cette volonté de puissance chère au philosophe allemand, cette force vitale contenue dans la graine qui arrive à jaillir et à s'imposer aux éléments hostiles. Difficile d'y voir un sens en termes de "survie" de l'espèce, car l'avenir des lobelias et des séneçons n'est probablement pas dans ces altitudes extrêmes...

kilimandjaroLe parallèle avec l'espèce humaine est intéressant. Pourquoi je marche, pourquoi je grimpe ? L'instinct de survie ne peut seul justifier cette pulsion constante des humains à se dépasser, à explorer de nouveaux horizons depuis l'infiniment petit des quarks et atomes, jusqu'à l'immensité de l'univers, depuis les zones mortelles des plus hauts sommets jusqu'au cœur des volcans et aux tréfonds des abysses ? J'opposerai ici l'instinct de survie à échelle collective qui détermine certains comportements individuels, à la nécessité de germer et de s'épanouir, de faire jaillir cette force vitale et réaliser ce qu'il y a de grand en chacun d'entre nous. Cette volonté de puissance contenue dans notre "graine" individuelle, qui se manifestera plus ou moins pleinement dans des environnements plus ou moins hostiles ou favorables, est une dynamique essentielle à notre construction du monde et notre rapport à la vie.

Ma culture personnelle et familiale m'a toujours amené à considérer l'individualisme avec prudence voire méfiance, comme une dynamique déstructurante de notre société occidentale. Souvent associée à l'égoïsme et opposée à l'intérêt collectif et à la préservation des biens publics, l'individualisation croissante des sociétés mondiales telle que démontrée par Hofstede ou d'autres psychologues culturalistes, me paraît pourtant, aussi, une chance. Je dois notamment à mon père, infirmier psychiatrique qui a beaucoup exploré à titre personnel les questions de sophrologie, de conscience et d'intentionnalité, de réhabiliter le concept d'individualisme comme phénomène de libération et d'expression de la conscience, et comme opportunité d'évolution de la condition humaine, à échelle autant individuelle que collective. En synthèse, la dynamique d'individualisation constitue à la fois une menace et une chance pour nos sociétés, avec une certaine chronologie: dans un premier temps, une émancipation de l'individu d'un certain carcan moral, social, culturel ou encore religieux qui peut dégénérer en perte de valeur, de repère, de limites, de contrôle et de sens aux effets désastreux à l'échelle collective; puis progressivement la prise de conscience par l'individu de ses potentialités et la libération de ses capacités dans un nouveau sens du collectif et de sa place en son sein.

Si j'ose un parallèle avec nos modèles de sociétés contemporains dominants, cela suggère par exemple que l'échec du communisme est fondamentalement lié à l'incapacité du système à encourager et à mettre en valeur la richesse des individualités, ou encore à étouffer et empêcher l'expression de leur volonté de puissance. On retrouve cette logique de nivellement par le bas dans de nombreuses sociétés dîtes traditionnelles, ou la protection sociale et le collectivisme sécurise les individus dans un rôle donné mais bride leur capacité de servir en retour une société relativement immobile. En retour, ce regard sur l'individualisme illustre aussi l'échec de notre société néolibérale et capitaliste actuelle. Les multiples aberrations auxquelles nous faisons face sont systémiques et prennent racine dans cette émancipation incontrôlée de l'individu: d'une part l'individu érige l'enrichissement personnel, l'accumulation et le matérialisme en nouvelle valeur fondatrice, ce qui au delà d'un seuil dans un monde socialisé et physiquement limité se fait au détriment des opportunités des autres, et d'autre part par l'augmentation se son pouvoir relatif il reconstruit en retour un monde "en sa faveur" qui crée les conditions structurelles à ce renversement de valeurs et à son nouveau pouvoir. Mais le système va dans le mur. De même que les arbres ne montent pas au ciel, l'enrichissement des plus riches au prix de l'appauvrissement des plus pauvres, la privatisation des profits financiers et matériels au détriment de la collectivisation des coûts, des dégradations, des pollutions et des dettes - notamment en matière de capital naturel mais aussi de capital social - n'est pas sans fin.

kilimandjaroA travers les aventures de mon petit prince Polype, je présente une vision pour un nouveau modèle de société qui dépasserait justement les excès actuels, une société fondée sur l'équilibre, et reposant lui-même sur les deux principes de liberté et de responsabilité. Mais n'est-il pas contradictoire d'une part de promouvoir l'équilibre, et d'autre part de promouvoir l'expression de la volonté de puissance portée en chacune de nos petites graines ? Un retour à la notion de "conscience" nous permet justement de répondre par la négative. Les "errements de jeunesse" d'une individualité émergente doivent évoluer vers la conscientisation des individus qui lui permet de saisir et d'exprimer son potentiel créatif au service de l'individu et du collectif. Comment ? Parce que la conscientisation permet à l'individu d'accéder à un nouveau degré de connaissance de lui-même et de ce qui fait sens pour lui.

Prenons une illustration simplifiée, et regardons par exemple la notion d'altruisme à travers le prisme de ces quatre étapes : dans un état "de nature" primitif, la notion d'altruisme est inexistante, c'est la loi de la jungle, du plus fort... Alors pour passer du chaos à une première forme d'organisation collective, un deuxième état de société construit l'altruisme comme un régulateur social par le biais de la religion, des normes morales etc. "Ce que tu donnes, Dieu te le rendra au centuple". C'est ce que vient détruire dans un premier temps les processus de rationalisation et d'individualisation, en amenant la société à une troisième étape d'anarchie institutionnalisée, où la privatisation des intérêts est érigée en système et où les normes collectives imposées évoluent vers l'acceptation collective de la dénormalisation. Dans cette troisième étape, l'altruisme n'est plus imposé aux individus par les normes sociales, et se réduit peu à peu à un élément de décorum un peu vieillot. Mais l'individualisation permet alors l'éveil progressif des consciences... Et ainsi se dessine une nouvelle société qui reconstruit collectivement une normalisation, qui n'est plus imposée mais qui cette fois reflète l'aspiration des individus et les conditions d'expression de leur créativité et leur potentialité. On réalise alors que l'altruisme n'est plus un gadget obsolète ou une prescription morale à vocation de stabilisation sociale, mais au contraire une condition même de l'expression de notre puissance individuelle. Je vous invite notamment à regarder cette réalité statistique et scientifique à travers ce prisme : plus les individus sont altruistes, plus ils sont heureux. Y compris dans les sociétés matérialistes et individualistes à bout de souffle... Dans la nouvelle société dont on accouche plutôt dans la douleur, l'altruisme sera perçu comme un élément constitutif de notre propre nature, comme une condition de maximalisation de notre potentialité individuelle, une source de bien-être et de bonheur.

kilimandjaroTout ceux qui en font l'expérience sont unanimes : donnez une journée de votre temps au restos du cœur, puis consommez vos économies en une orgie de cinéma, de pop corn et de fast food, et enfin mesurez et comparez le niveau respectif de satisfaction et de bien-être que vous en dégagez! Même sans le vivre, même sans amis pour vous en convaincre, vous en avez très certainement déjà l'intime intuition. C'est en ce sens qu'en vivant pleinement notre nature humaine on peut à la fois s'exprimer, s'épanouir, tout en promouvant une société de l'équilibre, mais un équilibre dynamique, pleinement et consciemment individualisé, où l'intérêt de tous se conjugue, enfin, harmonieusement, avec les intérêts des uns.

Vous me direz... On trouve de drôles de substances hallucinogènes sur le Kilimandjaro... ou au contraire que ce n'était pas nécessaire de grimper sur le toit de l'Afrique pour en venir à des intuitions aussi plates ?! Mais rassurez vous, j'en ai aussi dégagé beaucoup d'émotions, la fascination devant la magie des "neiges éternelles", et aussi le sentiment de me réaliser et de me dépasser un peu plus... Si la contribution collective est peut-être dérisoire, à titre individuel en revanche, au moins, quel pied !

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Divers liens scientifiques, philosophiques, psychologiques et grand public pour approfondir la relation entre altruisme et bonheur :

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